La Cour européenne des droits de l’homme refuse de reconnaître un droit individuel à la protection du patrimoine culturel. Elle admet incidemment dans sa décision le droit des minorités et des autochtones de «jouir librement de leur propre culture» et de «protéger leur héritage culturel», en s’appuyant sur l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, bien que l’affaire ne concerne aucunement ces questions.
L’administration turque a entrepris, en 1954, des études en vue de construire un barrage et une centrale hydroélectrique sur le fleuve Tigre. Le chantier de construction du barrage d’Ilısu, maintes fois retardé par des préoccupations environnementales et patrimoniales, n’a démarré qu’en 2006. Le crédit octroyé au projet par des institutions bancaires européennes lui a plus tard été retiré, en 2009, en raison du non-respect des normes de la Banque mondiale relatives à la réinstallation des populations, à la préservation de l’environnement et à la sauvegarde du patrimoine culturel.
La destruction du patrimoine culturel d’Hasankeyf
L’éventuelle mise en service du barrage menace en effet de submerger une partie du site archéologique d’Hasankeyf*, une ville dont l’histoire s’étend sur 12 000 ans, et de son riche patrimoine culturel. Celui-ci comprend, entre autres, des maisons troglodytes millénaires, un pont en pierre du XIIe siècle, les vestiges de deux palais, les ruines d’une citadelle construite au XIIIe siècle, un mausolée du XVe siècle et des mosquées plusieurs fois centenaires.
Le site historique situé dans la région de l’Anatolie du Sud-Est a été classé, en 1978, par le Conseil supérieur des monuments. Son classement implique théoriquement l’interdiction de toute nouvelle construction et sa protection dans son état d’origine. L’État turc allègue que 80 % du site ne devrait pas être submergé par les eaux du barrage**, suggérant implicitement qu’il respecte les obligations imposées par sa propre législation. Il prévoit par ailleurs démonter, déménager, puis remonter les monuments affectés par la montée des eaux dans un parc culturel consacré au patrimoine archéologique de la région.
La demande d’annulation du projet de barrage d’Ilısu
Un avocat turc spécialisé dans la protection du patrimoine culturel a déposé, le 14 octobre 1999, une demande en annulation du projet auprès du Premier ministre. La démarche administrative de Me Murat Cano est demeurée sans réponse, ce qui équivaut à un refus tacite en vertu du droit local.
Me Cano a introduit par la suite une action en annulation auprès de la juridiction administrative compétente. Le 28 mai 2012, le Tribunal administratif de Batman a rejeté la demande de l’avocat et des tierces parties intervenantes. Le Conseil d’État a rejeté à son tour, le 9 juillet 2013, le pourvoi formé contre la décision de première instance.
Après avoir épuisé les voies de recours internes, cinq ressortissants turcs ont saisi la Cour européenne des droits de l’homme. Ils ont invoqué au soutien de leur demande plusieurs articles de la Convention européennes des droits de l’homme, l’article 2 (droit à l’instruction) du Protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que les principes généraux de la Convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique.
Les arguments des requérants relatifs à l’applicabilité de la Convention européennes des droits de l’homme et de son Protocole additionnel reposent sur des bases juridiques fragiles. Ils ont d’abord allégué que la destruction du patrimoine archéologique empêcherait son étude et, partant, violerait le «droit à l’instruction de l’humanité». Ils ont ensuite argué qu’un droit de connaître le patrimoine culturel et de partager librement le savoir culturel existe et qu’il relève du droit à l’information. Le gouvernement turc a pour sa part plaidé l’incompétence ratione materiae de la Cour en invoquant les articles 32 et 35 (3) a) de la Convention.
L’absence de droit individuel à la protection du patrimoine culturel
La chambre composée de sept juges, invoquant la Convention de Vienne sur le droit des traités, a d’abord rappelé que les dispositions de la Convention européenne s’interprètent «conformément aux normes et principes du droit international public». Ses termes ne constituent ainsi pas «le seul cadre de référence pour l’interprétation» des droits et libertés prévus par le traité européen.
La Cour conçoit ensuite d’une manière confuse et sans invoquer une base juridique précise que «la prise de conscience progressive des valeurs liées à la conservation de l’héritage culturel et à l’accès à ce dernier peut passer pour avoir abouti à un certain cadre juridique international». Elle se dit prête à considérer dans la foulée «qu’il existe une communauté de vue européenne et internationale sur la nécessité de protéger le droit d’accès à l’héritage culturel».
Les juges européens affirment toutefois que la protection ainsi envisagée concerne «le droit des minorités de jouir librement de leur propre culture» et «le droit des peuples autochtones de conserver, contrôler et protéger leur héritage culturel». Ils s’appuient ainsi sur leur propre jurisprudence ayant «accordé un poids à l’identité ethnique» sur la base de l’article 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention.
Il n’existerait à ce jour aucun consensus parmi les États membres du Conseil de l’Europe permettant à la Cour d’inférer «des dispositions de la Convention un droit individuel universel à la protection de tel ou de tel héritage culturel». Elle a en conséquence déclaré irrecevable la requête en l’absence de disposition matérielle sur laquelle la demande des requérants puisse s’appuyer.
* Hasankeyf a été inscrit, en 2008, sur la liste de surveillance du World Monuments Fund et, en 2016, sur la liste des sept sites les plus menacés d’Europa Nostra.
** Cette allégation contredit les chiffres avancés par les organismes de protection du patrimoine, dont Europa Nostra qui estime que 80 % du site sera submergé par les eaux au moment de la mise en service de la centrale hydroélectrique.
Texte intégral
COUR EUROPÉENNE DES DROITS DE L’HOMME
Deuxième section
Décision
Requête no 6080/06
Zeynep AHUNBAY et autres
contre la Turquie
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 29 janvier 2019 en une chambre composée de:
Robert Spano, président,
Ledi Bianku,
Işıl Karakaş,
Julia Laffranque,
Valeriu Griţco,
Jon Fridrik Kjølbro,
Stéphanie Mourou-Vikström, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 3 mars 2006,
Vu la décision du 21 juin 2016 de communiquer la requête au gouvernement turc (« le Gouvernement »),
Vu les observations soumises par le Gouvernement et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante:
EN FAIT
1. Les cinq requérants, Mme Ayşe Zeynep Ahunbay et MM. Abdulkerim Metin Ahunbay, Mehmet Oluş Arık, Özcan Yüksek et Murat Cano, ressortissants turcs, étaient des personnes impliqués dans de divers travaux et projets qui portaient sur le site archéologique d’Hasankeyf («Hasankeyf»), sis à Batman. Les informations les concernant sont récapitulées dans la liste en annexe.
Le requérant Abdulkerim Metin Ahunbay décéda le 25 décembre 2014. Pour des raisons d’ordre pratique, la présente décision continuera d’appeler feu M. Ahunbay le «requérant», bien qu’aujourd’hui cette qualité se trouve confondue avec celle de sa veuve Mme Ayşe Zeynep Ahunbay qui, le 1er avril 2017, a exprimé son souhait de poursuivre la procédure devant la Cour.
2. Les intéressés ont été représentés devant la Cour par le requérant M. Cano, avocat au barreau d’Istanbul. Le Gouvernement a été représenté par son agent.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
1. Le projet de construction du barrage d’Ilısu
3. En 1954, l’Administration nationale des eaux («la DSİ») démarra des études sur le projet d’Ilısu qui consistait en la création d’un barrage et d’une centrale hydroélectrique sur le fleuve Tigre («le Projet»). Le Projet menaçait Hasankeyf, berceau d’un héritage archéologique et culturel de plus de 12 000 ans.
4. Le 14 avril 1978, des centaines de vestiges et monuments d’Hasankeyf furent officiellement classés en tant que «site archéologique de premier degré», dans le but de sauvegarder la richesse culturelle et historique de la région; cette décision interdisait toute construction nouvelle sur ces lieux et la protection d’Hasankeyf dans son état original.
5. En 1982, le gouvernement élabora les grandes lignes d’un grand investissement dédié au développement de toute la région de l’Anatolie du Sud-Est (Güneydoğu Anadolu Projesi), lequel intégrait, entre autres, la réalisation du Projet. En 1991, un budget prévisionnel de 80 millions de dollars américains fut réservé aux fins de l’identification, l’extraction, le déplacement, la réinsertion et la préservation des monuments – apparents ou encore sous terre – d’Hasankeyf.
6. En 1998, des fouilles archéologiques furent entamées. Les premières découvertes effectuées sur 289 sites couvraient toute une période allant de l’âge paléolithique jusqu’au Moyen‑Âge. D’après les estimations, 80 % d’Hasankeyf devait rester à l’abri de l’inondation. Il était prévu que les monuments qui allaient être ensevelis par les eaux du barrage soient démontés et déménagés pour être remontés à l’image de leur état et position originaux dans un parc culturel national.
7. Courant mars 2005, les pourparlers sur le financement du Projet aboutirent. En mai 2005, à la suite de l’identification des parcelles à exproprier sur Hasankeyf, une déclaration d’utilité publique fut publiée par le ministère de l’Énergie et des Ressources Naturelles.
8. Le 26 juin 2006, une décision d’expropriation d’urgence fut décrétée et mise en exécution le 12 juillet suivant. Le chantier démarra le 5 août 2006. La région de Kuru Sepri fut désignée comme zone de réinstallation d’Hasankeyf pour les habitants dont les biens allaient être expropriés.
9. À l’heure actuelle, la construction du barrage se trouve achevée à 90 % et parallèlement continuent les travaux de déplacement des mosquées d’Eyyubi, d’El Rızk et de Süleyman Koç.
2. L’action administrative en annulation du Projet
10. Le 14 octobre 1999, le requérant, Me Cano saisit le Cabinet du Premier ministre («le Cabinet») d’une demande préalable en annulation du Projet. Le Cabinet resta silencieux, ce qui valait refus tacite de la demande.
Me Cano introduisit alors une action en annulation devant le tribunal administratif d’Ankara. Le 1er mars 2000, l’Union des ordres des architectes et des ingénieurs de Turquie se joignit à la procédure.
Après une série de mesures afférentes à la détermination de la juridiction compétente et au locus standi de Me Cano – qui finalement fut reconnu –, le tribunal administratif de Diyarbakır («TAD») fut déclaré compétent.
11. Le 14 juin 2007, le TAD fit droit à la demande d’autorisation de tierce intervention de la DSİ aux côtés du Cabinet.
12. Le 1er juillet 2009, le Comité régional de protection des entités culturelles et naturelles de Diyarbakır (Diyarbakır Kültür ve Tabiat Varlıklarını Koruma Bölge Kurulu) déclencha une inspection administrative et s’enquit auprès du Comité de consultation scientifique d’Hasankeyf sur la faisabilité du déplacement des monuments menacés. Il fut conclu que les plans de relevé, de restitution, de conservation, de restauration et de consolidation de certains œuvres et monuments d’Hasankeyf étaient conformes à la situation de droit et de fait.
13. Le 31 décembre 2009, le TAD décida de recourir à une expertise. Le 3 juin 2011, le comité d’experts rendit son rapport, selon lequel le déplacement des monuments et des œuvres était techniquement envisageable, sauf les tumulus et certains des 550 lieux d’habitat qui ne s’y prêteraient pas et pour lesquels des mesures spéciales d’excavation et de protection devraient être prises d’urgence. Les experts estimèrent que, au vu des examens menés sur le cours actuel de l’eau, Hasankeyf serait le plus convenable parmi les alternatives, dès lors que, dans cette hypothèse, la production escomptée serait la plus élevée possible. Ils conclurent ainsi à l’existence des raisons impérieuses d’intérêt général justifiant la réalisation du Projet.
14. Le 30 septembre 2011, le TAD déclina sa compétence en faveur du nouveau tribunal administratif de Batman, opérationnel depuis le 25 juillet 2011.
Par un jugement du 28 mai 2012, celui-ci rejeta la demande en annulation du Projet.
15. Le 9 juillet 2013, le Conseil d’État rejeta le pourvoi de Me Cano. Le 6 novembre suivant, ce dernier forma un recours en rectification d’arrêt et, par la même occasion, il demanda la suspension de l’exécution du jugement du tribunal administratif de Batman à titre conservatoire.
La Cour n’est pas informée de l’issue de cette procédure.
GRIEFS
16. Invoquant les articles 1, 2, 5, 9, 10, 14 et, en substance, l’article 8 de la Convention ainsi que l’article 2 du Protocole no 1, les requérants soutiennent que, si Hasankeyf était finalement détruit, de par son importance historique et scientifique, ils en pâtiraient personnellement, tout comme le restant de l’humanité. Aussi estiment-ils avoir la qualité de victime pour porter l’affaire devant la Cour.
Selon les requérants, la destruction d’un patrimoine archéologique de plusieurs milliers d’années, lequel devrait durablement faire l’objet de divers types d’études, violerait non seulement le droit à l’instruction de l’humanité d’aujourd’hui mais aussi celui des générations à venir. Les requérants considèrent que chaque individu a le droit de connaître le patrimoine culturel ainsi que de partager librement le savoir culturelle, sans quoi le droit à l’information serait entravé et le transfert des valeurs entre les civilisations interrompu.
17. Concernant le plan de déplacement de certains monuments d’Hasankeyf, les requérants soulignent que ce plan relèverait de l’impossible et ne devrait pas être mis en œuvre, la grande partie des vestiges visées ne se prêtant pas à une telle manipulation. À cet égard, ils se réfèrent en particulier à la Convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique (La Valette, 16 janvier 1992), en vigueur en Turquie depuis le 30 mai 2000. Ils rappellent que ce texte érige un principe universel pour la sauvegarde et la mise en valeur du patrimoine représentatif de toutes les formes d’expression culturelle ayant vu le jour tout au long de l’histoire d’un territoire donné, indépendamment du contexte politique qui règne dans ce territoire à tel ou tel moment. Partant, ils prient la Cour d’indiquer au Gouvernement des mesures préventives adéquates avant que le site d’Hasankeyf ne soit submergé, ou que les monuments ne soient indûment déplacés.
18. Les requérants dénoncent enfin les effets néfastes du Projet sur l’environnement, et plus précisément, l’incidence irréversible que la destruction du site ainsi que de la construction du barrage auront sur la nature et le paysage de la région.
EN DROIT
A. Arguments principaux des parties
19. Le Gouvernement excipe d’emblée de l’incompatibilité ratione materiae de la requête avec les dispositions de la Convention. Selon lui, dans le contexte de l’article 32 de la Convention, la Cour n’a aucune juridiction pour examiner si et dans quelle mesure la construction d’un barrage pourrait porter atteinte à un héritage culturel. La protection et la gestion d’un tel héritage relèverait de la responsabilité exclusive des autorités compétentes turques, lesquelles seules disposeraient d’un pouvoir discrétionnaire pour décider de l’équilibre devant être préservé entre ce qu’il pourrait être perdu ou gagné par la réalisation du Projet. À titre surabondant, le Gouvernement avance qu’aucun des griefs formulés en l’espèce ne tomberait sous le coup de l’un ou l’autre des articles invoqués par les requérants, ni même de l’article 8 soulevé d’office par la Cour, cette disposition ne garantissant aucun droit à l’accès à un héritage culturel.
20. Les requérants rétorquent que la compétence ratione materiae de la Cour se doit d’être appréciée à la lumière du cadre qui est protégé, ou encore qui devrait être protégé, par les dispositions de la Convention, en tenant compte de la civilisation européenne dans laquelle puisent les droits de l’homme ainsi que des normes internationales visant la sauvegarde de l’héritage culturel. Si l’héritage culturel et les valeurs qui y sont inhérentes n’étaient pas considérés comme un droit de l’homme, la civilisation européenne, ses institutions et tout individu conscient devraient alors s’interroger sur leur sort. Selon les traités internationaux signés sous l’égide de l’UNESCO et le Conseil de l’Europe, tout comme selon la doctrine, l’héritage culturel s’analyserait en un pan de «données» «exceptionnelles» et «universelles». Or, pour que l’héritage culturel subsiste à travers les temps, il devra impérativement être protégé.
B. Appréciation de la Cour
21. La Cour rappelle que les dispositions de la Convention ne peuvent s’interpréter et s’appliquer en dehors du contexte général dans lequel elles s’inscrivent. En dépit de son caractère particulier d’instrument de protection des droits de l’homme, la Convention est un traité international à interpréter conformément aux normes et principes du droit international public, et notamment à la lumière de la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités. Ainsi, la Cour n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, en vertu de l’article 31 § 3 c) de ladite Convention, l’interprétation d’un traité doit se faire en tenant compte de «toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties», en particulier de celles relatives à la protection internationale des droits de l’homme (voir, par exemple, Neulinger et Shuruk c. Suisse [GC], no 41615/07, § 131, CEDH 2010, Nada c. Suisse [GC], no 10593/08, § 169, CEDH 2012, Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie [GC], no 18030/11, § 138, 8 novembre 2016, et Naït-Liman c. Suisse [GC], no 51357/07, § 174, 15 mars 2018).
22. La Cour observe que la prise de conscience progressive des valeurs liées à la conservation de l’héritage culturel et à l’accès à ce dernier peut passer pour avoir abouti à un certain cadre juridique international et la présente affaire pourrait, dès lors, être considérée comme relevant d’un sujet en évolution (voir, mutatis mutandis, Bayatyan c. Arménie [GC], no 23459/03, § 122, CEDH 2011, Hämäläinen c. Finlande [GC], no 37359/09, §§ 72-75, CEDH 2014, Magyar Helsinki Bizottság, précité, § 138, et Naït-Liman, précité, § 175).
23. Dans ce contexte, au vu des instruments internationaux et des dénominateurs communs des normes de droit international, fussent-elles non contraignantes (Demir et Baykara c. Turquie [GC], no 34503/97, §§ 85 et 86, CEDH 2008, et Magyar Helsinki Bizottság, précité § 124), la Cour est prête à considérer qu’il existe une communauté de vue européenne et internationale sur la nécessité de protéger le droit d’accès à l’héritage culturel. Cependant, force est de constater que cette protection vise généralement les situations et des réglementations portant sur le droit des minorités de jouir librement de leur propre culture ainsi que sur le droit des peuples autochtones de conserver, contrôler et protéger leur héritage culturel.
24. Dès lors, en l’état actuel du droit international, les droits liés à l’héritage culturel paraissent intrinsèques aux statuts spécifiques des individus qui bénéficient, en d’autres termes, à l’exercice des droits des minorités et des autochtones. À cet égard, la Cour rappelle d’ailleurs avoir déjà accordé un poids à l’identité ethnique sous l’angle des droits garantis par l’article 8 de la Convention (voir, par exemple, Chapman c. Royaume‑Uni [GC], no 27238/95, §§ 76 et 93 à 96, CEDH 2001-I).
25. Par contre, elle n’observe, à ce jour, aucun «consensus européen» ni même une tendance parmi les États membres du Conseil de l’Europe qui aurait pu nécessiter une remise en cause de l’étendue des droits en question ou qui aurait autorisé que l’on inférât des dispositions de la Convention un droit individuel universel à la protection de tel ou de tel héritage culturel, comme il est revendiqué dans la présente requête.
26. Aussi déclare-t-elle la requête incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et la rejette en application de l’article 35 §§ 3 (a) et 4 de celle-ci.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 février 2019.
Stanley Naismith Robert Spano
Greffier Président
LISTE DES REQUÉRANTS
1. Mme Ayşe Zeynep Ahunbay, née en 1946, est professeur à la faculté d’architecture de l’Université technique d’Istanbul et réside à Istanbul. Pendant la période 1998-2000, elle a répertorié les travaux de fouille et de restauration du site de Hasankeyf.
2. M. Abdulkerim Metin Ahunbay, né en 1935 et décédé en 2014, était architecte-archéologue en retraite et résidait à Istanbul. Pendant les périodes 1986-1991 et 1998-2001, il avait répertorié les travaux de fouille et de restauration du site de Hasankeyf.
3. M. Mehmet Oluş Arık, né en 1934, est professeur d’archéologie et d’histoire de l’art et réside à Çanakkale. Entre le 1985 et 2003, il a organisé et menée les travaux d’exploration et de fouilles du site de Hasankeyf.
4. M. Özcan Yüksek, né en 1963, est journaliste et réside à Istanbul. Il est le directeur de publication de la revue de géographie, Atlas.
5. Me Murat Cano, né en 1953, est un avocat du barreau d’Istanbul, spécialisé dans la protection du patrimoine culturel.